lundi 30 mai 2011

À toi, chanson robotique

Toi, jeune caissier (responsable de l’encaissement, réapprovisionneur de stocks, mise en rayon), qui, dans l’espace Picard fraîchement redécoré avec écrans plats, images en boucle ("Picard une qualité qui vous protège") sur cristaux liquides, m2 au kilomètre de high-tech noire dominant les linéaires de poulets aux pattes gelées comme dans le premier concept store H&M venu, sifflotes entre deux passages en caisse, fais défiler les produits devant le lecteur de codes-barres avec de petits gestes dansants comme si tu ordonnais une procession de marionnettes en vaguelettes de démonstration, demandes au client (au partenaire utilisateur) s’il désire un sac avec l'air radieux du rappeur qui vient de trouver sa punchline, procèdes à de petits roulements de tambour avec tes doigts à chaque produit rangé dans le dit-sac, tapotes ton tapis roulant au rythme du consommateur qui, lui, est en train de taper son code de CB, toi, animateur de télé-achat en direct live l’index tendu vers moi, oui moi, heureux spectateur-acheteur, dis, qu’est-ce qui te force à collaborer à ce point ?

dimanche 29 mai 2011

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Impertubable comme un poney sous les guitares

Paris, le 28 mai
Ni l'ambiance pique-nique de ce début d'après-midi devant la petite scène du Jardin des îles de Villette Sonique, ni le "funk liquide, post-punk abrasif, noise instable" de Hifiklud et Arnaud Magnet, ni une paire d'heures après "les rythmiques en transe" d'Antilles, trio "bruyant et apocalyptique", n'auront raison du cheminement tranquille des poneys de l'école d'équitation, dont le manège n'est séparé du parc de la Villette que par une grille de fer et, selon toute vraisemblance, un mur du son. Seule une cavalière, tombée de sa monture, et qui tente en vain de se remettre en selle, aura peut-être fait les frais de cette agitation inhabituelle. Ceci n'étant qu'une supposition, n'ayant pas assisté à la scène, il m'est impossible de déterminer si une déflagration de guitare plus violente qu'une autre aura précipité la chute. Coincés derrière le périphérique, ces poneys sont, paraît-il, immunisés contre toute perturbation sonore.

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mardi 3 mai 2011

Tube à essai

As-tu vu là, sur ces murs désormais ouverts à tout vent, où étaient le conduit de la douche, la cheminée ? On n'en distingue plus que des traces de flammes noires. Là, tu t’es bien marré, à en boire les bouteilles au goulot, à les jeter dans le vide-ordures et à les entendre se fracasser contre les parois. Là, tu l’as vu celle-là, là, tu l’as pris celle-ci des soirs où la porte fermée l’amour fais-moi mal Johnny. Là où tu as joué aux cartes, en équilibre sur ta chaise, là où la fumée des cigarettes a fait des ronds au plafond, où le soleil à travers le verre a chauffé l'eau des poissons, là où tu as lu tous ces livres, la tête sur l’oreiller, l’oreiller sur le papier peint, et sur le papier peint cette tache légèrement grasse. Là où tu as rêvé d’aller voir ailleurs, de réaménager les placards de la cuisine, de voyages à Ikea, de ciels ouverts et d’aventures en hors-bord. Là où tu as dit au clébard d’aller se coucher, ces portes que tu as condamnées quand il a fallu sulfater de l’anti-puces dans tout l’appartement.
 
Le paillasson où tu as laissé les clés pour la voisine. Le facteur qui a monté les escaliers. Une hirondelle ne fait pas le printemps mais l'automne et l'hiver passeront. Tous ces repas, ces pieds de chaise qui ont raclé le lino pour aller chercher la salade, la valse pour débarrasser la table. Les ratures dans la chambre des enfants, les marques au feutre mesurant les tailles en centimètres, mois après mois, année après année, puis après plus rien, plus de centimètres mais des posters pour scotcher le temps qui passe et coule des murs. L’empreinte du lavabo, du linge en famille, du carrelage et du tartre. Le rectangle blanc qu'a laissé le miroir en partant. L’étreinte qui tape fort contre les montants du lit, et qui a fait deux accrocs à l'endroit, toujours les mêmes, une somme de libération de différents flux et de promesses de jouissances contenue dans deux entailles sur la cloison.

Dans les intérieurs des immeubles en voie de destruction, l’intimité des anciens occupants s’offre à qui veut les voir : des quotidiens se livrent sur les façades lézardées, concentrés en un précipité qui suinte par les diagonales insérées dans le placo esquinté et ce qu’il reste de peinture. Ça sent la joie, la rage et la merde, ça suppure, ça se craquelle, c'est la vie qui se fossilise en coulures, coquilles, moulages, dents et graines. La signature des amoureux sur les écorces d’arbre, des prisonniers sur le mur de leur cellule, des touristes sur les murailles.

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