lundi 30 mai 2011

À toi, chanson robotique

Toi, jeune caissier (responsable de l’encaissement, réapprovisionneur de stocks, mise en rayon), qui, dans l’espace Picard fraîchement redécoré avec écrans plats, images en boucle ("Picard une qualité qui vous protège") sur cristaux liquides, m2 au kilomètre de high-tech noire dominant les linéaires de poulets aux pattes gelées comme dans le premier concept store H&M venu, sifflotes entre deux passages en caisse, fais défiler les produits devant le lecteur de codes-barres avec de petits gestes dansants comme si tu ordonnais une procession de marionnettes en vaguelettes de démonstration, demandes au client (au partenaire utilisateur) s’il désire un sac avec l'air radieux du rappeur qui vient de trouver sa punchline, procèdes à de petits roulements de tambour avec tes doigts à chaque produit rangé dans le dit-sac, tapotes ton tapis roulant au rythme du consommateur qui, lui, est en train de taper son code de CB, toi, animateur de télé-achat en direct live l’index tendu vers moi, oui moi, heureux spectateur-acheteur, dis, qu’est-ce qui te force à collaborer à ce point ?

dimanche 29 mai 2011

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Impertubable comme un poney sous les guitares

Paris, le 28 mai
Ni l'ambiance pique-nique de ce début d'après-midi devant la petite scène du Jardin des îles de Villette Sonique, ni le "funk liquide, post-punk abrasif, noise instable" de Hifiklud et Arnaud Magnet, ni une paire d'heures après "les rythmiques en transe" d'Antilles, trio "bruyant et apocalyptique", n'auront raison du cheminement tranquille des poneys de l'école d'équitation, dont le manège n'est séparé du parc de la Villette que par une grille de fer et, selon toute vraisemblance, un mur du son. Seule une cavalière, tombée de sa monture, et qui tente en vain de se remettre en selle, aura peut-être fait les frais de cette agitation inhabituelle. Ceci n'étant qu'une supposition, n'ayant pas assisté à la scène, il m'est impossible de déterminer si une déflagration de guitare plus violente qu'une autre aura précipité la chute. Coincés derrière le périphérique, ces poneys sont, paraît-il, immunisés contre toute perturbation sonore.

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mardi 3 mai 2011

Tube à essai

As-tu vu là, sur ces murs désormais ouverts à tout vent, où étaient le conduit de la douche, la cheminée ? On n'en distingue plus que des traces de flammes noires. Là, tu t’es bien marré, à en boire les bouteilles au goulot, à les jeter dans le vide-ordures et à les entendre se fracasser contre les parois. Là, tu l’as vu celle-là, là, tu l’as pris celle-ci des soirs où la porte fermée l’amour fais-moi mal Johnny. Là où tu as joué aux cartes, en équilibre sur ta chaise, là où la fumée des cigarettes a fait des ronds au plafond, où le soleil à travers le verre a chauffé l'eau des poissons, là où tu as lu tous ces livres, la tête sur l’oreiller, l’oreiller sur le papier peint, et sur le papier peint cette tache légèrement grasse. Là où tu as rêvé d’aller voir ailleurs, de réaménager les placards de la cuisine, de voyages à Ikea, de ciels ouverts et d’aventures en hors-bord. Là où tu as dit au clébard d’aller se coucher, ces portes que tu as condamnées quand il a fallu sulfater de l’anti-puces dans tout l’appartement.
 
Le paillasson où tu as laissé les clés pour la voisine. Le facteur qui a monté les escaliers. Une hirondelle ne fait pas le printemps mais l'automne et l'hiver passeront. Tous ces repas, ces pieds de chaise qui ont raclé le lino pour aller chercher la salade, la valse pour débarrasser la table. Les ratures dans la chambre des enfants, les marques au feutre mesurant les tailles en centimètres, mois après mois, année après année, puis après plus rien, plus de centimètres mais des posters pour scotcher le temps qui passe et coule des murs. L’empreinte du lavabo, du linge en famille, du carrelage et du tartre. Le rectangle blanc qu'a laissé le miroir en partant. L’étreinte qui tape fort contre les montants du lit, et qui a fait deux accrocs à l'endroit, toujours les mêmes, une somme de libération de différents flux et de promesses de jouissances contenue dans deux entailles sur la cloison.

Dans les intérieurs des immeubles en voie de destruction, l’intimité des anciens occupants s’offre à qui veut les voir : des quotidiens se livrent sur les façades lézardées, concentrés en un précipité qui suinte par les diagonales insérées dans le placo esquinté et ce qu’il reste de peinture. Ça sent la joie, la rage et la merde, ça suppure, ça se craquelle, c'est la vie qui se fossilise en coulures, coquilles, moulages, dents et graines. La signature des amoureux sur les écorces d’arbre, des prisonniers sur le mur de leur cellule, des touristes sur les murailles.

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mercredi 27 avril 2011

Rupture du zygomatique gauche

Une balle bien taillée tranche l’espace, sans qu’il soit possible de savoir d’où elle est partie. La balistique ne servira à rien pour déterminer l’origine du coup, c’est comme si cette balle avait toujours flotté dans l’air et d’un coup s’était jetée sur une trajectoire. Voilà mon destin, s’est dit la balle, pendant qu’elle rassemblait toutes les forces des propriétés du métal qui la compose, la principale étant sa puissance supérieure à celle de l’air qu’il traverse. En rotation dynamique, la balle ne dévie pas de sa ligne. Silencieuse, à peine un léger sifflement. Déterminée. Elle est arrivée dans le champ de vision de la cible et se situe à une dizaine de mètres à présent de sa boîte crânienne. Dans la tête de la cible, à gauche précisément, sous les premières veines qui viennent taper la peau, prêtes à exploser à force d’entendre le sang cogner, il y a quelqu’un.

Des rats sortent de la baignoire, des insectes filent à travers la chambre, des renards et des caddies enflammés dans leur sillage. La cible voit leurs silhouettes évoluer sur le côté de son œil, elle les entend, mais quand elle veut fixer son regard sur eux, elle ne les voit plus. Les rats, les insectes, les renards et les caddies ont rejoint le champ des ombres diffuses. Ils ont sauté hors de la baignoire, se sont enfuis, ont filé les uns après les autres. Disparaissant furtivement dans la bonde, se bousculant pour entrer dans les interstices du parquet. Calés, bien au chaud. A leur place, la mémoire vive de la cible prend le relais : toutes ces images vues sur l’écran, les vidéos de skate sur YouTube, le site météo du monde.fr. Il a neigé à Grenoble.

La balle se rapproche  - 7,30 mètres. C’est le cirque à l’intérieur. Le trapèze grince, un acrobate s’élance. À chacun de ses mouvements, il frôle les limites de son habitacle, vient heurter les cavités. Ses impulsions aériennes se propagent en ronde, les lames d’un feu qui s’étend. D’autres acrobates entrent en scène, s’élancent sans effort et s’échangent leurs places sur les trapèzes. Il n’y a qu’à gauche que ça grince, ailleurs, à droite, en dessous, dans les souterrains, c’est bien huilé, le déplacement est élégant. La piste aux étoiles en home-cinema. Entrez mesdames et messieurs et retenez bien vos souffles, non, trop tard, vous avez fait peur aux oiseaux. Une nuée d’étourneaux s’enfuit, aussi discrète qu’une division aéroportée.

Champ de vision latéral occupé. Des plumes explosent, un étourneau a croisé la balle, qui ne dévie pas d’un pouce. Elle continue d’avancer en tournant sur elle-même. Plus qu’1,25 mètre et l’objectif sera atteint. Le métal chauffe l’air. Sa progression ralentit en pénétrant la mandibule, arrachant des morceaux de peau et faisant jaillir les premières gouttes de sang et de chair. Un trapéziste lâche prise, mauvais calcul, pas le rattrapage escompté, et atterrit sans filet sur la tête d’un clown en bas. La gueule écrasée en biais sur le sol.

- Et meeeerde. Bon, les gars, on rallume tout et on reprend. La division aéroportée d’étourneaux, là, c’est n’importe quoi, on peut s’enfuir dans une nuée d’ailes et dans la discrétion, nan ? Très bien. Vous me faites ça poésie, terreur, ombres malsaines, les Oiseaux, The Birds, you know Hitchcock ? Mais pas Panzerdivision, ça noie le propos. Cette balle, elle traverse le décor dans la tête du mec, mais la cible, c’est le mec, le décor, on n’y touche pas. Tout le monde est ok sur le concept ? Bon, le clown, il y passe, c’est pas très grave, la mort d’un clown n’a jamais fait pleurer personne, mais si on pouvait éviter les dommages collatéraux, ce serait meilleur pour l’image de la prod. Je veux un peu de fouillis un peu de cacophonie, mais faut que tout cela reste intelligible, j’espère que nous sommes d’accord au moins sur ce point. Allez, hop, on nettoie le clown, les plumes, et tout le monde se recale au moment des screenshots météo. Hiver 2011, ça va mal pour tout le monde et c’est facile pour personne. Il a neigé à Grenoble. 

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lundi 25 avril 2011

Le cul au chaud

Je pense aux chaises. Celles qu'on fait traîner sur le sol et qu'on ramène contre soi. On se donne rendez-vous et on s'assoit sur des chaises. Le cul encastré, le dos posé, on se met en forme d'escalier, une marche bien posée. Le bois crisse entre les armatures de fer, les pieds grincent sur le carrelage. Je pense aux fauteuils partagés, aux coudes qui s'effacent, à l'orage qui s'écrase en gouttes molles sur le toit et à ces vêtements humides dont on ne se débarrasse pas comme ça. Aux corps serrés, aux bras ballants. Je pense à la banquette, à ce fond rouge et à sa robe, à ses yeux au plafond. Au thé entre ses mains. Je pense virer les chaises qui nous clouent au sol pendant que la tempête arrache les arbres autour de nous.

Je pense au bus. Je suis dans le bus. Je me dis: s'il lui arrivait quelque chose, quelle partie de mon corps tomberait en premier ? Tomber, mais pas de la chaise, là, je ne pense ni à une mauvaise blague, ni aux chaises. Je pense tomber comme se détacher.

Boulevard Sébastopol, une silhouette emmitouflée dans une parka, les joues grises, le corps tordu allongé sur une bouche d'aération devant un concept-store flambant neuf. Plus haut sur le boulevard, un homme aux cheveux dispersés, sale, à qui il manque les dents de devant sur la mâchoire supérieure, est assis sur un banc. Il s'est pissé dessus, a le haut du pantalon trempé et boit une 8,6 en parlant tout seul en secouant la tête en découvrant ses gencives.

Au carrefour, une femme hurle, le visage grossièrement recouvert de blanc, plâtré au talc collé ou à la peinture encore humide. Elle palabre sur le trottoir, en jeans taché monté sur des talons rapiécés, marmonnant la tête baissée puis soudain sa bouche grande ouverte se crispe sur un cri, sans que je puisse distinguer, derrière la vitre du bus, si le moindre son en sort. Ses jambes sont raides, le bas du corps en mode automate et le haut disloqué dans de grands gestes des bras, des prises à témoin, des harangues au public, son public, bande de cons.

Elle renverse les poubelles, en jette avec force le contenu sur les voitures qui roulent – journaux, bouteilles en plastique, sacs éventrés, chaussures percées – tout en ayant l'air pourtant de prendre soin de n'atteindre jamais personne. Elle jette dans des élans désordonnés, comme si elle dégueulait sa vie sur le goudron, à vomir les poubelles, à nous renvoyer nos ordures à la gueule, masque blanc dansant l'outrage. Les passants s'écartent, la contournent. Périmètre de sécurité. Je ne sais comment, viennent se coller à la vitre une limaille de terre noire et l'ombre de cette femme en train de se délester d'un sac lourd et encombrant dans l'eau profonde d'un lac de montagne.

Les pauvres et les fous, ça te nique la chronique poético-design du thé de 5 heures.

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Effacement progressif des données (le baiser)

"Il te faut une feuille carrée. Tu la plies pour que les quatre coins se touchent en son centre. Ensuite tu retournes la feuille pour encore une fois réunir les quatre coins au centre. Et tu as une cocotte en papier."  

Il s'agit d'une photo (genre avec deux personnes) qui est restée dans mon portefeuille pendant longtemps, de longues années après avoir appuyé sur le déclencheur. Ses détails s'effaçaient, elle n'était plus marquée que de striures blanches, se coupait de plus en plus. Les pliures se multipliaient, irriguant toute la surface, ça faisait des coins partout. Des ombres étaient apparues autour des  deux silhouettes, qui n’y étaient pas au départ. On aurait dit que d'autres personnages s’étaient installés autour des visages.

Cette photo avait été prise un jour où, assise sur le canapé, je l'embrassais sur le côté en même temps que je tendais à bout de bras l'appareil, prenant soin de ne pas regarder l’objectif car la photo aurait été ratée sinon. Elle, elle regardait l'objectif et sa bouche souriait.

Des étoiles grandissaient sur nos fronts et le sourire devenait celui d’un fantôme. Il arrive qu'on roule longtemps dans une voiture avec un impact de
gravier sur le pare-brise, quand ça pètera, il sera bien temps de réparer. En attendant ça n'empêchait pas de rouler. Là, c'était pareil, j'ignorais, j’attendais, tant que ça tient on verra bien, et la photo restait au fond de mon portefeuille. Les striures ont fini par dessiner de grandes cicatrices, les dents sont d'abord devenues grises puis se sont déchaussées, s'effaçant derrière des lèvres pleines de vide. Ses paupières? La peau d'un lézard. Le baiser avait été avalé par une des pliures du papier.

Dans mon portefeuille, ce n'était en vérité pas une photo mais une photocopie noir et blanc de la photo. Je l’avais peut-être faite au travail, sauf que si je remonte le fil, je n’avais pas de travail cette année-là, je glandais pas mal même. Alors en fait je ne me souviens plus où c'était, mais en y pensant bien, on s'en fout des conditions dans lesquelles avait été réalisée cette photocopie. Ce dont je ne me foutais pas, ça non, c'était comment, en passant de l'objectif à la photocopie, j'avais fabriqué un souvenir.

Je lisais puis je disais des trucs que je trouvais dans les livres. Le temps passait, les mouches tournaient autour de nos têtes. La situation s'est salement détériorée, je suis tombée du canapé.
 
J’ai gardé la photocopie. Bien sûr, conseil d’ami, il fallait que je m’en débarrasse, comme il fallait cracher sur les souvenirs. Mais je ne l'ai pas fait, parce que je suis du genre à vraiment laisser traîner les choses. 

Quand je suis enfin allée la chercher cette photo au fond de mon portefeuille, elle n'y était plus. Je l'avais déchirée, ça me revient maintenant. Plus tard, j’ai pris mon téléphone portable, et sur son nom à la question posée "supprimer tous les détails?", j’ai répondu "oui". Tous les détails.

dimanche 10 avril 2011

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C'est les vacances, on oublie tout

En haut de ce port breton, au bout d’une rue en pente, surnage un long bâtiment sous les arbres, un ancien foyer des jeunes, dont subsistent l’ossature du toit et quelques fragments de cloisons. Dès qu’il y a du vent, les cloisons tremblent sur elles-mêmes et résonnent. Il y a souvent du vent. La végétation vient s’entortiller autour des poutrelles métalliques. A l’intérieur de ce qui a longtemps dû servir de squat, des tags bavent sur les murs. Dehors, des volets de couleurs posés sur des maisons silencieuses descendent jusqu'à l'océan. 

En devanture du magasin d’antiquités, s’empile dans des casiers de bois une vaisselle bleue et blanche qui s’insèrerait à merveille dans un décor de scènes marines qu’aurait conçu un magazine de déco pour ses lecteurs avides d’esprit Atlantique et du charme fortifiant des mouettes qui te chient sur la tête. En guise d’accueil, un panneau annonce : “ici on vend l’Ouest journal”. C'est faux. Plus loin sur le port, on ne vend pas plus l’Ouest journal mais des cirés jaunes, bleu marine, des pulls super chers, mais “c’est du solide, c’est de la marque”. Les visiteurs achètent la marque, se glissent sous le jaune, le bleu marine ; les pêcheurs portent des pulls à col roulé de la Halle aux vêtements et des cirés verts foncés estampillés Casto. 

Le matin, des engins nettoient la plage, ramassent les algues vertes. Dans la baie voisine, un cheval est mort la semaine dernière, enlisé dans la vase, asphyxié en une minute par les vapeurs toxiques dégagées par les algues qui s'agrippent au sable. Évanoui, le cavalier a été extrait de la marée fluo par le conducteur d'un tractopelle qui passait par là. Il a survécu, va porter plainte. Le gouvernement s'est saisi du dossier. Sur un banc de pierre face à l’eau, alors que remontent des parasols les cris des vacances en famille, la main d’un vieil homme enlace une épaule familière. Ils en ont déjà beaucoup raconté, c’est depuis de longues années le moment de se taire.

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Carte blanche

Les jours se multiplient et nos itinéraires se ressemblent. Des points A, des points B et pour les assembler des dessins géométriques comme ceux qu’on trace d’une main distraite au téléphone, figures concentriques, revenir toujours et encore sur les mêmes pointillés, les mêmes tangentes, la feuille bien lacérée. Passer entre les gens, relier nos vies en mode cellulaire, une bulle pour le travail, une autre pour l’appartement, les restes pour les loisirs, immuables. 

On marche sur nos pas, sans dévier. Sur la carte s’étale une ville éclatée, tentaculaire, immense, dont ne se détache, individuellement, guère plus d’une dizaine de points de fixation. Des os et des rivets bien serrés. Le plan collectif renferme le tracé de chacune de nos anatomies vissées au relevé topographique. La tête au nord, le cœur à l'ouest, les pieds bien au chaud et les bras qui traînent par terre. Additionnons nos éléments, et c’est un immense gribouillis de segments s’enchevêtrant, se poussant, se chevauchant, qui s’esquisse. 

Pour rajouter au désordre : se défixer, perforer les lignes, partir au front. 

Décamper sans but et explorer les dents creuses. Traverser les rues, les boulevards, les passages, les carrefours, à toute bringue, de travers, sans prothèses et sans grilles de lecture, attendre que Paris me tombe dessus plutôt que d’emprunter ses sentiers balisés. Me perdre dans des trajets non cartographiés, non gpsisés, non applismartphonisés, non ratpisés, rangez-moi ces audioguides. Me laisser harponner par des arrêtes coupantes sans perspectives, buter dans les impasses et retomber d'aplomb sur le goudron, la bouche rincée au vin tiède. Gagner sur la peur en franchissant les barrières de sécurité. Longer les voitures abandonnées sur les boulevards de ceinture, observer les mouches et les palettes de linge sale autour de la blanchisserie des hôpitaux de Paris, ignorer les chiens qui hurlent, poursuivre sur le quai pavé. 

S'enfoncer dans une agglomération sans plan, sans mémoire et sans érudition, une ville qui carbure, ruisselle du bruit des scies électriques et des trottoirs défoncés, de l'odeur de pisse sous le pont du métro aérien, de la poussière du béton qui s’effondre et se recompose à la hâte en étages carrelés. Une ville vulgaire, qui se fracasse la gueule dans le caniveau et grille ses cartouches sous les porches d’immeuble. Qui ne se départ pas des nerfs qui l'échauffent : la violence et l’ennui. C'est comme ça que je l'aime cette ville, et c'est comme ça qu'elle m'insupporte.

dimanche 20 mars 2011

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Un temps de cochon

Voici une mine d’or, un livre qui s’appelle "Paris horrible et Paris original" de Georges Grison, où l’on trouve pêle-mêle plein de listes de n’importe quoi, des faits divers, des indications sur les rues, les bistrots, diverses pratiques de voyous, les salaires des différentes professions, les coupe-gorges et les endroits à éviter… et un large chapitre consacré à l’alcoolisme. Ce livre a été écrit à la fin du XIXe siècle. Le contexte : industrialisation, urbanisation et alcoolisme en plein essor. Pourquoi les gens boivent, qu’est-ce qu’ils boivent ? Les ligues de tempérance et les pouvoirs publics souhaitent enrayer le fléau, aidés en cela par les scientifiques.
 

Un certain monsieur Smith (philanthrope venu de Suède, pays où apparemment l’alcool de pomme de terre fait des ravages sur les organismes), confie aux docteurs Dujardin-Beaumetz et Audigé (auteurs d’une classification des alcools selon leur toxicité, et membres de la société française de tempérance) le soin de faire des expériences sur des buveurs.
 

Extraits :
"Il paraissait tout naturel de prendre des hommes (…) mais on a préféré des cochons. Il paraît en effet que le porc a physiquement beaucoup de ressemblance, non seulement avec l’ivrogne, mais avec l’homme en général. Leur organisme a une grande analogie."
 

Georges Grison va rendre visite aux cochons, à l’abattoir de Grenelle, dans ce qu’il appelle leur Assommoir.
 

"Il y a là 15 porcs. Ils sont du même âge : deux ans, de la même taille et de la même robe : poil noir. Ces cochons ont près de deux mètres de la queue au groin.
Quand on entre dans le couloir sur lequel donnent les cases, l’odorat est étrangement frappé par le mélange des odeurs alcooliques diverses. On se croirait chez un de ces liquoristes des boulevards, où toutes les liqueurs en fûts laissent échapper leur parfum… puis avec l’odeur de l’alcool, on sent l’odeur de la porcherie. Eh ! Bien faut-il le dire ? Ce mélange est infiniment moins écœurant que l’atmosphère sui generis de certains cafés-brasseries, à une heure du matin, quand depuis de longues heures, l’ail des saucissons et la vapeur de la choucroute se mêlent à la fumée des pipes et aux exhalaisons méphitiques que produit l’agglomération. Mais je reviens à mes cochons. Ils sont comme je l’ai dit soumis à l’alcoolisme. On leur fait prendre l’alcool mélangé à leur pâtée. Chacun a un alcool différent des autres et toujours le même pour lui."
 

En vrac : alcool éthylique (eau-de-vie de vin), alcool de pommes de terre deux fois rectifié, alcool de grain (trois-six) rectifié, phlegme (produit de le première distillation) de pommes de terre, alcool de grain non rectifié, phlegme de mélasse de betteraves, alcool méthylique du commerce (esprit-de-bois), alcool de pommes de terre dix fois rectifié, absinthe pure, phlegme de betterave, absinthe ordinaire des mastroquets.
 

"Quand je leur ai rendu visite, ils venaient justement de prendre leur repas du matin. Je dois constater qu’ils ne semblent pas y apporter un très grand enthousiasme. Comme cela nous arrive souvent, nous avons été injustes en faisant le dicton "ivre comme un porc". Les cochons, tout à l’inverse des hommes, et plus raisonnables qu’eux ne s’enivrent qu’avec répugnance et parce qu’ils y sont poussés par leur appétit. Dans les premiers temps, m’a-t-on dit, ils avalaient avec délices leurs pâtée alcoolisée : aujourd’hui, ils hésitent, ils cherchent à éviter l’alcool qui surnage et à gober le son qui est au fond de l’auge. Auraient-ils, dans leur étroit cerveau, compris, ces ivrognes forcés, ce que ne peuvent pas comprendre les hommes, ivrognes volontaires ?
 

Quoi qu’il en soit, ils avaient bu. Les uns, debout encore, les yeux mi-clos, dodelinant de la tête d’un air abruti, s’arcboutaient, écartant les pattes pour ne pas tomber ; les autres déjà à terre, commençaient à s’endormir. Assez calmes, tous, sauf le 4 à qui son eau-de-vie de betteraves donnait sans doute de mauvais rêves et qui se plaignait sourdement. Mais bientôt le travail alcoolique commença : tous à terre sur le flanc. Les uns immobiles, inertes et comme paralysés – des ivres-morts ; les autres, en proie à des crises nerveuses agitant convulsivement leurs pattes, crispant leurs groins et montrant leurs dents serraillées; et d’un bout de l’étable à l’autre, un concert de cris, de grognements – mais non pas le grognement ordinaire du cochon; ceux-là semblaient des plaintes, des râles…
 

- Ils vont être comme cela pendant trois ou quatre heures, m’a dit le gardien ; après ils se dégriseront peu à peu, ils cracheront, auront la pituite. Puis quand le mal aux cheveux sera passé, ils retourneront à leur pâtée, et s’enivreront de nouveau !
Et comment ont-ils pu résister depuis deux ans à un pareil régime ?
- Oh ! ils sont souvent bien malades. Tenez, voici le n°8 P qui s’absinthe… il a eu l’an dernier une inflammation d’intestins. Il a fallu le mettre au lait. Pendant un mois, il n’a pu prendre que cela.
Cependant, ils paraissent gros et gras…
- Oh ! il ne faut pas s’y fier. D’abord c’est la croissance forcée de ces animaux-là à leur âge. Ensuite, c’est de la mauvaise graisse. Ils sont comme soufflés. Maintenant qu’ils ont atteint leur taille normale, à mesure qu’ils grossissent, ils diminuent de poids.
(…)
Et maintenant on va attendre que les cochons succombent à cet empoisonnement lent, mais constant, par l’alcool.
Quand ils seront morts, on fera leur autopsie. Et l’on pourra dire sûrement : voilà les effets du trois-six, voilà les effets de l’eau-de-vie de marc, voilà les effets de l’eau-de-vie de pommes de terre, voilà les effets de l’absinthe…
 

Cela diminuera-t-il le nombre des ivrognes ? J’ai bien peur que non ; mais enfin, ils seront une fois de plus avertis.…"

mardi 15 mars 2011

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Qu'en dirons-nous alors

Traversée du quart nord-est de la ville. Le parcours est souvent le même. Départ au croisement boulevard Barbès - rue Ordener - Marx Dormoy - rue Riquet. Passage des ponts (départ des trains en contrebas au sud : Gare de l’Est ; direction Forbach/Strasbourg/Château-Thierry # Gare du Nord ; direction Lille/Bruxelles/Saint-Denis/La Plaine).

Sous le pont, rue Riquet, qui enjambe les voies ferrées, des flamands rouges montent la garde, en équilibre sur un pied sur des bidons d'essence verts. En fait, non, ce sont des manivelles avec des câbles qu'on dirait des flamands rouges très élégants, comme le sont souvent les flamands (les oiseaux). Peu importe, ils montent la garde. Sous leur surveillance, des traverses qui se croisent et se décroisent, un wagon de service rouillé qui a l’air de sortir d’une revue du rail des années 50, des feux rouges de signalisation, un tunnel où s’enfonce le RER et des murets en parpaings criblés de trous comme si quelqu’un avait tiré dessus au pistolet, un après-midi de gel et de désœuvrement. Au loin, dégagé par l’espace des voies de chemin de fer, l’horizon s’ouvre. La tour LG et la tour Samsung aux postes frontières porte de la Chapelle et, décalées sur l’est, les lettres Cap 18, en jaune, surplombent les empilements d’entrepôts, de parkings de béton. Il fait froid, l’hiver bat aux tempes et vient durcir les mains. La colère se dilue, humide, dans la fumée de sa respiration.

Il traverse la ville sans s’y arrêter. Des rues à avaler, des territoires à franchir, des silhouettes à éviter. 
En marchant, des lignes et des lignes se déposent dans sa tête. "Vos vie de meute ne m’intéressent pas", se répète-t-il. "Tout ce qui m’intéresse, c’est les pointillés que vous alignez sur le sable, les trous que vous creusez quand vous pissez dans la neige et les mouvements fuyants que vous créez dans ma rétine. Ce qui m’intéresse c’est ce que votre passage abandonne dans son sillage." Il s’adresse aux gens comme ça, sans vraiment ressentir le besoin de leur parler. Il a compartimenté son cerveau : il y a la partie où il se parle à lui-même, et la partie où il s’adresse aux autres. Aucun risque de se mélanger les pinceaux. Sachant, attention, sachant qu’il se permet des apartés. À lui-même quand il s’adresse aux gens et aux gens quand il se parle à lui-même. Le tout, c’est de bien savoir où il est. 

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mardi 1 mars 2011

La vie privée n'existe pas

Il se tient recroquevillé, la tête penchée vers le rond central, les yeux fermés sur tout ce qui n’est pas lui et ce qui ne le raccroche pas à son cordon. Aimez-moi, montrez-moi que j’existe, parlez-moi de moi, il n’y a que ça qui m’intéresse. Il se gratte la peau autour du nombril, ces saletés ce n’est pas lui qui les y a mises, on les a déposées là il y a bien longtemps et personne ne s’en est plus occupé depuis. Il tire la peau à gauche, à droite, dessous, dessus, elle est particulièrement souple, étirable à l’envie.

Qui lui en veut, qui l’a mis dans cet état, qui le comprendra, qui l’aimera à la hauteur de son mérite ? Il pince la peau qui se soulève et semble suivre le mouvement. Il tire des fils, 100 % extensibles, vérifie que la peau, c’est bien ce qui de tous les organes humains se déforme le mieux. Il la prend entre ses doigts, ça commence à faire des petits bourrelets de chair, puis des filaments, des membranes pleines de tiroirs renfermant les toiles d’araignée de son enfance, sa mère sale pute qui l’a trop aimé ou pas assez, son père pas mieux, et tous les autres pareils, toute la généalogie sur des siècles et des siècles qui s’entrechoque en fond de cale, toutes ces histoires dont seuls se dégagent avec une répétition qui frôle l'immuable la morve en fin de parcours et l'espoir que la prochaine sera la bonne. 


Il tire, il tire, malaxe les lambeaux, s’en fait des colliers, les prend autour de son cou, de sa bouche, les mâche et les remâche à n’en plus pouvoir, pond des litres recrache dans un seau, aimez-moi, montrez-moi que j’existe, parlez-moi de moi, il n’y a que ça qui m’intéresse. Il en bave des paquets salés qui partent en rigoles. A force de tirer, ces membranes finissent pas n’en faire plus qu’une, une peau-surface derrière laquelle il abrite son visage, dans laquelle il s’enroule, qu’il se passe par-dessus le sommet du crâne. Il s’en recouvre, la tête bien au chaud, coincée derrière son nombril. Il pense nombril, il voit nombril, il aime nombril. Le nombril, c’est son monde. Et le monde ne voit pas son nombril. C’est là son malheur.