dimanche 20 mars 2011

Un temps de cochon

Voici une mine d’or, un livre qui s’appelle "Paris horrible et Paris original" de Georges Grison, où l’on trouve pêle-mêle plein de listes de n’importe quoi, des faits divers, des indications sur les rues, les bistrots, diverses pratiques de voyous, les salaires des différentes professions, les coupe-gorges et les endroits à éviter… et un large chapitre consacré à l’alcoolisme. Ce livre a été écrit à la fin du XIXe siècle. Le contexte : industrialisation, urbanisation et alcoolisme en plein essor. Pourquoi les gens boivent, qu’est-ce qu’ils boivent ? Les ligues de tempérance et les pouvoirs publics souhaitent enrayer le fléau, aidés en cela par les scientifiques.
 

Un certain monsieur Smith (philanthrope venu de Suède, pays où apparemment l’alcool de pomme de terre fait des ravages sur les organismes), confie aux docteurs Dujardin-Beaumetz et Audigé (auteurs d’une classification des alcools selon leur toxicité, et membres de la société française de tempérance) le soin de faire des expériences sur des buveurs.
 

Extraits :
"Il paraissait tout naturel de prendre des hommes (…) mais on a préféré des cochons. Il paraît en effet que le porc a physiquement beaucoup de ressemblance, non seulement avec l’ivrogne, mais avec l’homme en général. Leur organisme a une grande analogie."
 

Georges Grison va rendre visite aux cochons, à l’abattoir de Grenelle, dans ce qu’il appelle leur Assommoir.
 

"Il y a là 15 porcs. Ils sont du même âge : deux ans, de la même taille et de la même robe : poil noir. Ces cochons ont près de deux mètres de la queue au groin.
Quand on entre dans le couloir sur lequel donnent les cases, l’odorat est étrangement frappé par le mélange des odeurs alcooliques diverses. On se croirait chez un de ces liquoristes des boulevards, où toutes les liqueurs en fûts laissent échapper leur parfum… puis avec l’odeur de l’alcool, on sent l’odeur de la porcherie. Eh ! Bien faut-il le dire ? Ce mélange est infiniment moins écœurant que l’atmosphère sui generis de certains cafés-brasseries, à une heure du matin, quand depuis de longues heures, l’ail des saucissons et la vapeur de la choucroute se mêlent à la fumée des pipes et aux exhalaisons méphitiques que produit l’agglomération. Mais je reviens à mes cochons. Ils sont comme je l’ai dit soumis à l’alcoolisme. On leur fait prendre l’alcool mélangé à leur pâtée. Chacun a un alcool différent des autres et toujours le même pour lui."
 

En vrac : alcool éthylique (eau-de-vie de vin), alcool de pommes de terre deux fois rectifié, alcool de grain (trois-six) rectifié, phlegme (produit de le première distillation) de pommes de terre, alcool de grain non rectifié, phlegme de mélasse de betteraves, alcool méthylique du commerce (esprit-de-bois), alcool de pommes de terre dix fois rectifié, absinthe pure, phlegme de betterave, absinthe ordinaire des mastroquets.
 

"Quand je leur ai rendu visite, ils venaient justement de prendre leur repas du matin. Je dois constater qu’ils ne semblent pas y apporter un très grand enthousiasme. Comme cela nous arrive souvent, nous avons été injustes en faisant le dicton "ivre comme un porc". Les cochons, tout à l’inverse des hommes, et plus raisonnables qu’eux ne s’enivrent qu’avec répugnance et parce qu’ils y sont poussés par leur appétit. Dans les premiers temps, m’a-t-on dit, ils avalaient avec délices leurs pâtée alcoolisée : aujourd’hui, ils hésitent, ils cherchent à éviter l’alcool qui surnage et à gober le son qui est au fond de l’auge. Auraient-ils, dans leur étroit cerveau, compris, ces ivrognes forcés, ce que ne peuvent pas comprendre les hommes, ivrognes volontaires ?
 

Quoi qu’il en soit, ils avaient bu. Les uns, debout encore, les yeux mi-clos, dodelinant de la tête d’un air abruti, s’arcboutaient, écartant les pattes pour ne pas tomber ; les autres déjà à terre, commençaient à s’endormir. Assez calmes, tous, sauf le 4 à qui son eau-de-vie de betteraves donnait sans doute de mauvais rêves et qui se plaignait sourdement. Mais bientôt le travail alcoolique commença : tous à terre sur le flanc. Les uns immobiles, inertes et comme paralysés – des ivres-morts ; les autres, en proie à des crises nerveuses agitant convulsivement leurs pattes, crispant leurs groins et montrant leurs dents serraillées; et d’un bout de l’étable à l’autre, un concert de cris, de grognements – mais non pas le grognement ordinaire du cochon; ceux-là semblaient des plaintes, des râles…
 

- Ils vont être comme cela pendant trois ou quatre heures, m’a dit le gardien ; après ils se dégriseront peu à peu, ils cracheront, auront la pituite. Puis quand le mal aux cheveux sera passé, ils retourneront à leur pâtée, et s’enivreront de nouveau !
Et comment ont-ils pu résister depuis deux ans à un pareil régime ?
- Oh ! ils sont souvent bien malades. Tenez, voici le n°8 P qui s’absinthe… il a eu l’an dernier une inflammation d’intestins. Il a fallu le mettre au lait. Pendant un mois, il n’a pu prendre que cela.
Cependant, ils paraissent gros et gras…
- Oh ! il ne faut pas s’y fier. D’abord c’est la croissance forcée de ces animaux-là à leur âge. Ensuite, c’est de la mauvaise graisse. Ils sont comme soufflés. Maintenant qu’ils ont atteint leur taille normale, à mesure qu’ils grossissent, ils diminuent de poids.
(…)
Et maintenant on va attendre que les cochons succombent à cet empoisonnement lent, mais constant, par l’alcool.
Quand ils seront morts, on fera leur autopsie. Et l’on pourra dire sûrement : voilà les effets du trois-six, voilà les effets de l’eau-de-vie de marc, voilà les effets de l’eau-de-vie de pommes de terre, voilà les effets de l’absinthe…
 

Cela diminuera-t-il le nombre des ivrognes ? J’ai bien peur que non ; mais enfin, ils seront une fois de plus avertis.…"