dimanche 10 avril 2011

Carte blanche

Les jours se multiplient et nos itinéraires se ressemblent. Des points A, des points B et pour les assembler des dessins géométriques comme ceux qu’on trace d’une main distraite au téléphone, figures concentriques, revenir toujours et encore sur les mêmes pointillés, les mêmes tangentes, la feuille bien lacérée. Passer entre les gens, relier nos vies en mode cellulaire, une bulle pour le travail, une autre pour l’appartement, les restes pour les loisirs, immuables. 

On marche sur nos pas, sans dévier. Sur la carte s’étale une ville éclatée, tentaculaire, immense, dont ne se détache, individuellement, guère plus d’une dizaine de points de fixation. Des os et des rivets bien serrés. Le plan collectif renferme le tracé de chacune de nos anatomies vissées au relevé topographique. La tête au nord, le cœur à l'ouest, les pieds bien au chaud et les bras qui traînent par terre. Additionnons nos éléments, et c’est un immense gribouillis de segments s’enchevêtrant, se poussant, se chevauchant, qui s’esquisse. 

Pour rajouter au désordre : se défixer, perforer les lignes, partir au front. 

Décamper sans but et explorer les dents creuses. Traverser les rues, les boulevards, les passages, les carrefours, à toute bringue, de travers, sans prothèses et sans grilles de lecture, attendre que Paris me tombe dessus plutôt que d’emprunter ses sentiers balisés. Me perdre dans des trajets non cartographiés, non gpsisés, non applismartphonisés, non ratpisés, rangez-moi ces audioguides. Me laisser harponner par des arrêtes coupantes sans perspectives, buter dans les impasses et retomber d'aplomb sur le goudron, la bouche rincée au vin tiède. Gagner sur la peur en franchissant les barrières de sécurité. Longer les voitures abandonnées sur les boulevards de ceinture, observer les mouches et les palettes de linge sale autour de la blanchisserie des hôpitaux de Paris, ignorer les chiens qui hurlent, poursuivre sur le quai pavé. 

S'enfoncer dans une agglomération sans plan, sans mémoire et sans érudition, une ville qui carbure, ruisselle du bruit des scies électriques et des trottoirs défoncés, de l'odeur de pisse sous le pont du métro aérien, de la poussière du béton qui s’effondre et se recompose à la hâte en étages carrelés. Une ville vulgaire, qui se fracasse la gueule dans le caniveau et grille ses cartouches sous les porches d’immeuble. Qui ne se départ pas des nerfs qui l'échauffent : la violence et l’ennui. C'est comme ça que je l'aime cette ville, et c'est comme ça qu'elle m'insupporte.