lundi 25 avril 2011

Effacement progressif des données (le baiser)

"Il te faut une feuille carrée. Tu la plies pour que les quatre coins se touchent en son centre. Ensuite tu retournes la feuille pour encore une fois réunir les quatre coins au centre. Et tu as une cocotte en papier."  

Il s'agit d'une photo (genre avec deux personnes) qui est restée dans mon portefeuille pendant longtemps, de longues années après avoir appuyé sur le déclencheur. Ses détails s'effaçaient, elle n'était plus marquée que de striures blanches, se coupait de plus en plus. Les pliures se multipliaient, irriguant toute la surface, ça faisait des coins partout. Des ombres étaient apparues autour des  deux silhouettes, qui n’y étaient pas au départ. On aurait dit que d'autres personnages s’étaient installés autour des visages.

Cette photo avait été prise un jour où, assise sur le canapé, je l'embrassais sur le côté en même temps que je tendais à bout de bras l'appareil, prenant soin de ne pas regarder l’objectif car la photo aurait été ratée sinon. Elle, elle regardait l'objectif et sa bouche souriait.

Des étoiles grandissaient sur nos fronts et le sourire devenait celui d’un fantôme. Il arrive qu'on roule longtemps dans une voiture avec un impact de
gravier sur le pare-brise, quand ça pètera, il sera bien temps de réparer. En attendant ça n'empêchait pas de rouler. Là, c'était pareil, j'ignorais, j’attendais, tant que ça tient on verra bien, et la photo restait au fond de mon portefeuille. Les striures ont fini par dessiner de grandes cicatrices, les dents sont d'abord devenues grises puis se sont déchaussées, s'effaçant derrière des lèvres pleines de vide. Ses paupières? La peau d'un lézard. Le baiser avait été avalé par une des pliures du papier.

Dans mon portefeuille, ce n'était en vérité pas une photo mais une photocopie noir et blanc de la photo. Je l’avais peut-être faite au travail, sauf que si je remonte le fil, je n’avais pas de travail cette année-là, je glandais pas mal même. Alors en fait je ne me souviens plus où c'était, mais en y pensant bien, on s'en fout des conditions dans lesquelles avait été réalisée cette photocopie. Ce dont je ne me foutais pas, ça non, c'était comment, en passant de l'objectif à la photocopie, j'avais fabriqué un souvenir.

Je lisais puis je disais des trucs que je trouvais dans les livres. Le temps passait, les mouches tournaient autour de nos têtes. La situation s'est salement détériorée, je suis tombée du canapé.
 
J’ai gardé la photocopie. Bien sûr, conseil d’ami, il fallait que je m’en débarrasse, comme il fallait cracher sur les souvenirs. Mais je ne l'ai pas fait, parce que je suis du genre à vraiment laisser traîner les choses. 

Quand je suis enfin allée la chercher cette photo au fond de mon portefeuille, elle n'y était plus. Je l'avais déchirée, ça me revient maintenant. Plus tard, j’ai pris mon téléphone portable, et sur son nom à la question posée "supprimer tous les détails?", j’ai répondu "oui". Tous les détails.