lundi 25 avril 2011

Le cul au chaud

Je pense aux chaises. Celles qu'on fait traîner sur le sol et qu'on ramène contre soi. On se donne rendez-vous et on s'assoit sur des chaises. Le cul encastré, le dos posé, on se met en forme d'escalier, une marche bien posée. Le bois crisse entre les armatures de fer, les pieds grincent sur le carrelage. Je pense aux fauteuils partagés, aux coudes qui s'effacent, à l'orage qui s'écrase en gouttes molles sur le toit et à ces vêtements humides dont on ne se débarrasse pas comme ça. Aux corps serrés, aux bras ballants. Je pense à la banquette, à ce fond rouge et à sa robe, à ses yeux au plafond. Au thé entre ses mains. Je pense virer les chaises qui nous clouent au sol pendant que la tempête arrache les arbres autour de nous.

Je pense au bus. Je suis dans le bus. Je me dis: s'il lui arrivait quelque chose, quelle partie de mon corps tomberait en premier ? Tomber, mais pas de la chaise, là, je ne pense ni à une mauvaise blague, ni aux chaises. Je pense tomber comme se détacher.

Boulevard Sébastopol, une silhouette emmitouflée dans une parka, les joues grises, le corps tordu allongé sur une bouche d'aération devant un concept-store flambant neuf. Plus haut sur le boulevard, un homme aux cheveux dispersés, sale, à qui il manque les dents de devant sur la mâchoire supérieure, est assis sur un banc. Il s'est pissé dessus, a le haut du pantalon trempé et boit une 8,6 en parlant tout seul en secouant la tête en découvrant ses gencives.

Au carrefour, une femme hurle, le visage grossièrement recouvert de blanc, plâtré au talc collé ou à la peinture encore humide. Elle palabre sur le trottoir, en jeans taché monté sur des talons rapiécés, marmonnant la tête baissée puis soudain sa bouche grande ouverte se crispe sur un cri, sans que je puisse distinguer, derrière la vitre du bus, si le moindre son en sort. Ses jambes sont raides, le bas du corps en mode automate et le haut disloqué dans de grands gestes des bras, des prises à témoin, des harangues au public, son public, bande de cons.

Elle renverse les poubelles, en jette avec force le contenu sur les voitures qui roulent – journaux, bouteilles en plastique, sacs éventrés, chaussures percées – tout en ayant l'air pourtant de prendre soin de n'atteindre jamais personne. Elle jette dans des élans désordonnés, comme si elle dégueulait sa vie sur le goudron, à vomir les poubelles, à nous renvoyer nos ordures à la gueule, masque blanc dansant l'outrage. Les passants s'écartent, la contournent. Périmètre de sécurité. Je ne sais comment, viennent se coller à la vitre une limaille de terre noire et l'ombre de cette femme en train de se délester d'un sac lourd et encombrant dans l'eau profonde d'un lac de montagne.

Les pauvres et les fous, ça te nique la chronique poético-design du thé de 5 heures.